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Geneviève Marois-Lefebvre - 29 juin au 5 juillet


L’éphémère acte de présence du langage


J’attendais que tu m’en parles, dans le recoin d’un mur d’entrée. Plus loin, avant de traverser la rue, c’est vrai que c’est un risque à prendre.


Geneviève Marois-Lefebvre se sert de la ville comme ardoise, une architecture poreuse qui absorbe nos fragments d’intimité, l’instant d’un passage. Elle retranscrit à la craie ces phrases que l’on échappe, au détour d’une rue. Des phrases, captées aux grés des errances quotidiennes, qui ne dureront que le temps d’un regard, d’une lecture brève, et qui s’ancreront peut-être dans la mémoire de ceux et celles qui y sont attentifs. Le lendemain, l’artiste effacera toutes les traces de ces témoins invisibles de la ville, laissant le nuage transparent des bribes entendues sur les murs et les recoins du petit monde qui forgent nos routes quotidiennes.


Munie d’un crayon et d’un cahier de notes, Geneviève est assise sur un banc, en bordure du trottoir, à écouter les conversations des passants. Elle note les observations poétiques que l’on glisse tout haut, sans peur d’être entendu : « La princesse de Monaco tirait un chariot. Elle a regardé dans la poubelle. » Elle s’interroge rêveusement sur la vie possible de ces individus anonymes qui passent devant elle : « J’attendais cette ville pour vivre ». Pour un instant, sans le savoir, nous nous faisons les narrateurs sensibles de nos espaces communs, alors que d’autres s’empareront de nos histoires personnelles pour les extraire de leurs prémices et les expérimenter dans de nouvelles perspectives et sur d’autres territoires. L’artiste ne fait qu’accentuer cette rencontre.


Dans la ville solitaire, elle prélève les fragments narratifs de nos passages anonymes, les retravaille, les scinde en deux, en trois ou en quatre pour les dissimuler dans la rencontre provisoire, spontanée et surprenante de ces récits d’expérience qui nous confrontent à notre propre altérité. Ces récits intimes qui « ménager[ont] des voies d’accès à partir desquelles chacun pourra librement circuler[1]» et y faire sens à partir de leur propre expérience perceptive. En ouvrant un espace de dialogue par les multiples et possibles significations expressives, Geneviève Marois-Lefebvre irrigue les potentiels affectifs de la découverte en invitant spontanément le spectateur silencieux à porter un regard différent sur sa propre expérience. Par le fait même, elle laisse filer les récits anonymes dans la ville en acceptant de les voir dévier dans le regard et la lecture de possibles interlocuteurs.


Les phrases, dénuées de leur contexte, s’intègrent ainsi à notre environnement collectif et tracent un chemin dans notre mémoire. Elles cultivent cet « art de la mémoire » qui « développe l’aptitude à être toujours dans le lieu de l’autre mais sans le posséder, et à tirer parti de cette altération mais sans s’y perdre[2]». Une mémoire dont la collection interminable de nos connaissances viendra compléter l’histoire qui se glisse sur notre chemin.


Certains n’y verront aucun attrait, comme cette femme, visiblement dérangée de l’intrusion littéraire, qui a effacé une phrase écrite sur le devant de sa porte. Sans le savoir, elle a contribué au projet de l’artiste en accentuant l’impact perceptif et mémoriel de la phrase. D’autres, un peu plus cléments, ralentiront leur course pour s’intéresser à la potentielle provenance de la phrase et à la vie qui l’a fait naître.


Geneviève Marois-Lefebvre s’imprègne des petits fragments d’histoires de la vie quotidienne en les retransmettant sous forme d’énoncés fictifs d’une réalité qui nous dépasse. Au-delà des mots qui se bousculent dans la ville, elle nous fait voir les lieux autrement : des lieux habités par ceux que l’on ne connaît pas. Curieusement, après avoir parcouru la petite Place de Castelnau à la recherche de phrases cachées, je me suis mis à parler aux inconnus qui croisaient mon passage. C’est peut-être là l’un des nombreux effets de son œuvre…



Présentation publique


C’est dans un des « placotoires », sorte de module en bois bordant la rue de Castelnau, qu’a pris forme la présentation de la résidence hebdomadaire. Pour l’occasion, Espace Projet a invité l’artiste Karen Elaine Spencer à commenter et à interroger l’œuvre de Marois-Lefebvre. La discussion s’est orientée sur le rapport entre les lieux investis et les phrases, sur l’échelle réduite de l’acte artistique, sur ses modalités d’intrusion tactique et sur l’anthropologie du langage, témoin de la diversité humaine d’un quartier.


Le public a également pu en apprendre davantage sur les petites anecdotes qui ont ponctué la résidence, comme ce groupe de Portugais désireux d’obtenir une phrase en face de leur club social ou encore de cette phrase : « L’ambulance l’a emmené » inscrite au même lieu où un itinérant déshydraté, étalé au sol pendant de longues minutes, avait été escorté par la même ambulance.


La discussion s’est ainsi concentrée sur le rapport entre l’acte artistique et le lieu habité par une hétérogénéité de flâneurs. Comme l’a finalement mentionné Karen Elaine Spencer, nous ne pouvions comprendre l’œuvre de l’artiste qu’en prenant en compte que « l’espace et le langage sont toujours politiques ». Il nous appartient maintenant d’expérimenter nos espaces communs sous le signe de ces petits récits d’expérience.





[1] Pascal Nicolas-Le Strat, « Le récit d’expérience », Expérimentations politiques, Montpellier, Fulenn, 2007, p. 88.


[2] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 131.




Crédit photo : Olivier Bourget

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