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Camille Rajotte - 20 au 26 juillet

Infiltrer l’introduit


Les initiatives citoyennes et locales sont sources constantes de réappropriation diverse. Comme il a été constaté la semaine dernière, lors de la présentation publique de Lysanne Picard, le quartier Villeray regorge de ces attraits communs qui augmentent le potentiel de collectivisation citoyenne. Jardins collectifs de chaque coin de la rue Drolet à l’angle De Castelnau, micro-bibliothèques à échange libre et « placottoirs » sont source d’échanges et de rencontres marginales pour les citoyens et les flâneurs urbains.


Si « la ville offre la capacité de concevoir et construire l’espace à partir d’un nombre fini de propriétés stables, isolables et articulées l’une sur l’autre[1]», ces initiatives locales s’inspirent autrement de l’expérience vécue dans l’espace urbain. Pour l’occasion, Camille Rajotte s’est influencée du design des placottoirs pour y proposer des parallèles pratiques et ludiques qui y agrémentent la durée éprouvée. Ainsi, le passant attentif observera de légères insertions architecturales qu’il peut utiliser dans chacun des placottoirs et qui redonnent vie à ces petites agoras citoyennes.


Sur la Place de Castelnau, tout près de la rue St-Denis, quatre tabourets reliés chacun à son propre mini-comptoir sont glissés à même celui, plus grand et plus officiel, du premier placottoir. Un peu plus loin, une petite glissoire dont la base épouse la forme des marches d’un monticule est subtilement insérée devant un CPE. Passé la rue Drolet, trois petites tables suggérant chacune un jeu différent (échec, carte et tic-tac-toe) redonne à l’espace une matérialité ludique qui offre l’occasion d’affirmer les potentiels de la rencontre. Finalement, plus loin, deux chaises, dont le dossier incliné répond au confort inadéquat des bancs déjà en place, procurent au flâneur urbain tout le bien-être de la contemplation.


Chaque module infiltre ainsi l’introduit, ce produit brut et éphémère du design architectural de la place De Castelneau. Les petits îlots de Rajotte se conçoivent alors comme des prothèses de rencontre qui imposent d’autres temps et d’autres attitudes que ceux prescrits dans les placottoirs. Ils impliquent la proximité, voire l’interaction avec son voisin. Ils nous invitent à profiter de cet exode qui se trouve au coin de nos rues, qu’on ignore trop souvent et qu’on laisse passer au rythme effréné de nos vies productives. Ils nous offrent l’occasion de se frotter à l’expérience de la vie urbaine en activant des opportunités de socialisation qui s’accommodent de la porosité du quartier.


Ils se font opérateurs d’espaces dans l’espace. Ils agissent sans finalité péremptoire en interférant avec l’ordre bâti de ces petites places publiques que sont les placottoirs. Ils ajoutent de l’usage au sein même de ce qui est déjà. Et le mot « usage » est certainement le bon terme pour décrire l’expérience des modules de Rajotte puisque, comme le souligne le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat, « un usage incruste ses propres dimensions, ses agencements, à l’intérieur des espaces et des bâtis dans lequel il se manifeste. Il griffonne en ces lieux une nouvelle perspective. Il s’intercale et dérègle leur fonctionnement. Il leur accorde de la sorte un surcroît d’existence, inattendu, importun, parfois inespéré. Un usage insuffle de nouvelles intensités de vie : de l’étonnement et de l’agencement, des tensions et du plaisir.[2]»


Et c’est précisément ce que vise Camille Rajotte avec ses modules en invitant les passants à produire d’autres expériences que celles prescrites dans la ville, à reconfigurer la fonction même du mobilier et à ouvrir des brèches d’existence dans le bâti urbain. Ces petits îlots anthropologiques s’incrustent dans le paysage, se déplacent et s’éprouvent à la fois comme espaces sensibles de notre environnement et comme alternatives de collectivisation. Ils visent une certaine conquête de l'introduit.



Présentation publique


C’est sous le signe de la contestation que s’est déroulée la présentation publique de Samedi dernier. Dans le cadre de la discussion, Espace Projet avait invité l’artiste Jean-François Prost, membre du collectif SYN- et initiateur de la plate-forme Adaptive Actions qui réunit une myriade d’appropriations citoyennes de partout à travers le monde. Celui-ci a souligné d’entrée de jeu la manière dont les modules de Rajotte réagissaient à l’espace urbain. Pour l’artiste en résidence, il s’agissait d’ajouter d’autres fonctions à l’existant, ce corps construit dans les arènes des instances municipales. Inciter gentiment à l’appropriation, palier à des manques, penser et repenser nos existences communes sur le territoire de la norme afin d’y ajouter des alternatives de socialisation.


S’est alors imposé la question de l’adaptabilité de tels modules sur le territoire-ville. Pourrait-on les placer dans des espaces menacés d’extinction, comme le Square Viger élaboré par l’artiste Charles Daudelin? Et si oui, quels impacts auraient-ils? Plus la conversation continuait et plus la critique de la gestion administrative de la ville s’élaborait. Il n’aura fallu soulever la simple anecdote de l’ensemble des modules ramassés par les travailleurs de la ville n’ayant pas été informés du projet pour nous en convaincre. L’arrondissement avait reçu la plainte que les chaises de Camille étaient dangereuses puisqu’instables…

Jean-François Prost a alors soulevé le fait que bien souvent, ce sont les formalités des compagnies d’assurance qui déterminent le design, mais aussi les règles du bâti dans la ville. Les modules de jeux pour enfants, les bancs publics, les parcs, les agoras extérieures des universités : tout est pensé et construit en fonction des règles qu’imposent des instances étrangères aux préoccupations sociales de la ville. Ce contrôle excessif de la sécurité publique, ces appareils de surveillance généralisée qui dictent nos manières de s’inscrire dans la ville par le simple fait d’exposer la paranoïa sociale à des pratiques monétaires onéreuses. Il y avait de quoi à la révolte, ou du moins à un minimum de résistance! Jean-François et Camille ont ainsi relevé une particularité de l’intégration citoyenne à l’ère du contrôle de la ville par les compagnies d’assurance : celle de l’excitation à transgresser ces règles afin de produire d’autres sensibilités de vie commune que celles prescrites.


Dernièrement, nous apprenions que le mobilier de Camille Rajotte sera adopté par l’arrondissement de Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension et restera dans les placottoirs tout l’été. À scruter sans cesse l’introduit, on finit par s’y introduire réellement…

[1] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 143.

[2] Pascal Nicolas-Le Strat, « Micropolitique des usages », dans Activités de recherche et publications de Pascal Nicolas-Le Strat, 2008. En ligne. < http://www.le-commun.fr/index.php?page=micropolitiques-des-usages >.

Crédit photo : Olivier Bourget

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