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Anna Eyler et Nicolas Lapointe - 6 au 12 juillet

La symphonie des passages




Deux personnes vêtues d’une chienne de travail verte se promènent sur la Place de Castelnau et ses rues perpendiculaires. L’une d’entre elles, Nicolas Lapointe, traîne bonnement une base de carrosse ancestral sur lequel est posé un cube rectangulaire en bois muni de haut-parleurs, de manivelles, de boutons de différentes couleurs et d’un trou dans lequel est disposée une plante. Ce dispositif atypique est près de me rappeler les jouets Playmobil ou Meccano qui ont diverti mon enfance. À côté de lui, Anna Eyler porte sur son torse une boîte similaire aux protubérances colorées et enfantines. À mon arrivée, les haut-parleurs se mettent à vibrer au rythme de la vie ambiante qui module subtilement les multiples variantes sonores. D’un pas lent et assuré ainsi que d’une apparence ludique et colorée, ils entament leur procession.


Chaque boitier est muni de senseurs de lumière, de mouvement, d’impact, de proximité et d’humidité afin de les transformer en des sons digitaux qui pourraient nous rappeler les fameuses Electrical Walks de Christina Kubish[1], mais sur un mode clairement plus joyeux! À l’intérieur des boites se trouvent des microprocesseurs programmés quotidiennement pour analyser les différentes constituantes de leur marche soumises au jeu improvisé des artistes qui se permettent de modifier les sons selon leur motivation personnelle. Ils jouent ainsi avec leur environnement immédiat en composant la trame sonore de leur expédition.


Tous les jours, ils exécutent cette même marche, à la fois cérémoniale et carnavalesque, où les détours et les rencontres sont les principaux objectifs. Ils errent dans la géographie bleutée de la Place de Castelnau en se faisant les réservoirs des traces sociales, atmosphériques et individuelles qui s’y trouvent. Ils s’arrêtent au coin d’une rue, devant un café ou à l’un des « placotoires » pour offrir le spectacle « ordinaire » de la vie ambiante. Ils expérimentent « les opportunités qu’offre le territoire urbain en matière de découverte sensorielle du locus[2]». Ils se font les DJs des combinaisons d’existence qui parsèment leur route. Ils retransposent en une plasticité sonore les multiples interactions de la ville.


À la recherche de ces petites scènes qui ponctuent nos vies productives, Eyler et Lapointe s’introduisent joyeusement dans le panorama de Villeray. Pour un instant, les contours de leurs deux instruments s’accaparent du paysage sonore de nos passages modulés. Certains passants sourient en les croisant alors que d’autres arrêtent leur course effrénée pour s’immiscer dans l’espace audible et écouter la symphonie de leur présence. Ils se rassemblent en une communauté éphémère, l’instant d’un petit bonheur permissif. La flânerie sonore des artistes inaugure ainsi une matière discursive apte à délier les parcours linéaires de la ville.


Par une occupation sonore et mobile de l’espace, le duo Eyler-Lapointe produit des expériences anodines qui nous font redécouvrir l’architecture vivante de notre quotidien. Ils s’inscrivent dans la cartographie dispersée de nos mouvements en prélevant les différentes constituantes physiques et atmosphériques de notre environnement pour nous les faire voir, ou plutôt entendre autrement.


Présentation publique

Les présentations publiques, organisées par Espace Projet, sont l’occasion pour les curieux comme les plus avertis d’approfondir le travail et l’expérience des artistes au cours de leur résidence. Pour cette deuxième présentation, la galerie a invité l’artiste en art sonore Magali Babin à revenir sur l’intervention du duo Eyler-Lapointe. La conversation s’est orientée, dès le début, sur la distinction dans leur travail entre musique et art sonore puisque le duo semblait « composer » avec le paysage sonore du quartier. Mais Eyler et Lapointe se gardaient bien d’aborder leur présence dans l’espace public en tant que musiciens, voire d’amuseurs publics, même si le caractère performatif de leur flânerie se définissait clairement par son aspect ludique dû à l’incongruité de leur présence. Ils préféraient plutôt se concevoir en tant que travailleurs du paysage sonore ou cols bleus de l’environnement ambiant, l’habit de travail venant ainsi renforcer ce sentiment. Durant la semaine, une personne en est même venue à la conclusion rapide qu’ils étaient des jardiniers municipaux, conclusion qu’ils ont aussitôt démentie en lui expliquant les grandes lignes de leur œuvre.


Cette petite anecdote reflète bien la portée relationnelle de l’intervention. Celle-ci, notent les artistes, se singularise par ce qu’ils nomment d’« effet du merveilleux », produit par le caractère attirant de leur uniforme, de leur dispositif et des sons, qu’ils qualifient eux-mêmes d’un mélange entre l’aquatique et la science-fiction, effet qui viendrait catalyser ou aider la rencontre étrangère.


Les artistes ont eu un plaisir fou à discuter avec les gens, à laisser les enfants, émerveillés par les sons de leur jeune existence, s’amuser avec les boitiers sonores. C’est qu’à prime abord, l’aspect enfantin de leurs instruments attirait facilement l’entrée en la matière et qu’un quartier comme Villeray, spécifiquement reconnu pour sa vie familiale, s’est avéré être une excellente terre d’accueil pour ce genre d’intervention.Comme l’a bien mentionné Magali Babin, il s’agissait, pour les artistes, d’établir un dialogue entre la technologie et l’humain afin de lier leur pratique à quelque chose de plus… immédiat.

[1] Si le projet de Kubish vous intéresse, visitez son site Internet au http://www.christinakubisch.de/en/works/electrical_walks

[2] Paul Ardenne, Art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002, p. 98.

Crédit photo : Olivier Bourget

Pour entendre :

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