top of page

Lysanne Picard - 13 au 19 juillet

Retracer le réel


À l’ère où même la pensée critique s’élabore sur notre clavier d’ordinateur, il peut sembler étonnant qu’un simple dessin puisse révéler autant de possibilités sur notre manière de concevoir le monde. Non, il ne s’agit pas ici d’un exercice psychologique, mais plutôt relationnel, d’un sondage sans statistique, d’une enquête méditée sur les rêves et les espoirs qui nous habitent.


C’est ce que proposait Lysanne Picard avec ses « Traces du futur ». Celles-ci cherchaient à inscrire nos formes de désir d’un lendemain évasif, sans autre horizon que les représentations utopiques d’un temps probable. Se déplaçant de placotoire en placotoire, l’artiste a occupé la Place de Castelnau en étalant des micro-ateliers de dessin où cartons, crayons et questions se faisaient les précurseurs de rencontres intimes et de haltes provisoires.


Sous formes suggestives ou interrogatives, différentes phrases inscrites sur des bandelettes de papier et des cartons presque vierges invitaient les passants à participer au projet de transformation fictif du quartier. À quoi ressemblera une borne-fontaine en 2435? Qu’est-ce qui est important à préserver sur cette rue pendant les 100 prochaines années? Autrement dit, quels seront nos repères quotidiens dans 100, 200, 500 ans? Par la suite, les participants étaient invités à dessiner leur conception particulière du futur. Finalement, tous les dessins ont été rassemblés à Espace Projet et disposés chronologiquement sur une ligne du temps, faisant ainsi la démonstration probable de l’évolution d’un quartier.


Ce projet révèle, à mon sens, certaines tensions temporelles de notre époque contemporaine. Premièrement, le titre de l’œuvre : Traces du futur. Si le futur ne peut laisser de trace puisqu’il n’a pas encore eu cours dans la vie réelle, ces « traces » expliqueraient peut-être notre présence et son influence à travers les années, si infime soit-elle. Traces du futur rendrait alors compte de notre capacité individuelle et collective à dresser les paramètres politiques, sociologiques, écologiques et autres des générations à venir.


Deuxièmement, il semblerait que nous vivions dans une certaine « hétérochronie », c’est-à-dire dans une « accumulation de différents temps, en perpétuelle co-présence – comme dans un champ de ruines[1]», à travers lequel nos expériences individuelles seraient assemblées dans un instant commun et constitutif d’une réalité synthétique. Le meilleur exemple d’hétérochronie à notre époque se traduirait dans la mondialisation et la mise en ligne des informations collectives. Ces informations renverraient à des temps vécus différemment : par l’événement, par l’informateur et par le récepteur. Si l’on peut associer le concept d’hétérochronie au projet de Lysanne Picard, ce serait précisément par la mise en relation, à travers la ligne du temps, de ces multiples avenirs dessinés. À la fois présentes et futuristes, ses possibilités de vie architectonique engendreraient des moments autres, vécus dans un temps présent. Ils s’accumuleraient dans l’imaginaire d’une réalité à accomplir. Et c’est précisément ce que tente d’affirmer l’artiste lorsqu’elle souligne que « la réalité commence dans l’imaginaire ».


La troisième tension temporelle que révèle l’œuvre de Picard se situerait dans l’âge des participants. Si l’artiste a pu offrir des courts moments d’anticipation imaginaire à travers laquelle les libertés et les désirs individuels peuvent s’affirmer, il s’avère étonnant que la majeure partie des gens adultes n’ait pas participé complètement au processus de l’œuvre. Certes, ils discutaient avec l’artiste sur les potentialités du quartier, sur leur projection d’un avenir durable et collectif, sur une ville plus verte où les aspirations économiques et industrielles de notre ère auraient disparues du langage politique, mais lorsqu’ils étaient invités à transposer leurs affirmations en dessin, la plus part d’entre eux répondaient qu’ils « laissaient ça aux enfants »…


Comme si le dessin sur papier était une activité destinée uniquement aux enfants. Comme si la lucidité de l’âge adulte se traduisait par une approche pessimiste, critique et désillusionné de la vie collective. Comme si être adulte, être « vieux » équivalait nécessairement à l’oubli de notre enfance, à cette ère où nous étions optimistes envers les petites choses de la vie. Hélas, c’est bel et bien le cas! Ce qui m’emmène à entrevoir le medium même du dessin comme un acte créatif autonome qui s’affranchit des limites de la représentation concrète de la réalité, un puissant catalyseur de réappropriation et d’affirmation de nos petites utopies individuelles. Et, malgré nous, ce sont les enfants qui excellent le mieux dans ce domaine!


Avec Traces du futur, Lysanne Picard a su délocaliser les lieux communs que nous habitons pour mieux les subjectiviser et y entrevoir des possibilités de vie meilleure. L’artiste a ainsi transformé, pour une semaine, la Place de Castelnau en véritable lieu d’échanges politiques où chacun a pu réinventer son rapport au temps.


Présentation publique

Cette semaine, la présentation publique s’est déroulée dans l’espace de la galerie où 71 cartons parsemés de dessins et de témoignages du futur élaboraient une ligne du temps sur les 4 murs de l’espace, démontrant ainsi l’image collective d’un avenir à déployer. Pour la présentation, mon amie et collègue du Péristyle Nomade Catherine Lalonde Massecar était invitée à discuter avec Lysanne Picard. Drôle de coïncidence ou simple logique, Catherine avait déjà enseigné à Lysanne et connaissait donc bien sa démarche artistique.


Il fut intéressant de s’attarder sur les productions antérieures de Lysanne pour comprendre l’aboutissement de « Traces du futur ». Quelques années plus tôt, l’artiste avait demandé à différentes personnes de lui décrire ce qu’était Internet. Par la suite, elle a transposé les témoignages reçus en les dessinant… Il semble donc que cette démarche est propre à l’artiste : s’imprégner de l’imaginaire des autres à partir de perceptions abstraites de la réalité. Catherine a d’ailleurs souligné la fascination de l’artiste pour la science-fiction, fascination qui se traduit dans son travail comme une volonté d’« utopisation » du présent.


Comme nous l’avons constaté depuis maintenant trois semaines, c’est à partir de la spécificité familiale du quartier Villeray que la résidence de Lysanne Picard a été abordée. La discussion s’est donc orientée sur la relation entre l’acte de dessiner et la participation constituée d’une majorité d’enfants. Catherine a ainsi questionné Lysanne sur les défis qu’imposent les circonstances des lieux où l’intervention prend forme. Si, à Villeray, l’artiste a pu recueillir 71 dessins, il en aurait probablement été autrement dans un quartier tel que Centre-Sud où l’affluence familiale y est moindre. Et les résultats auraient été tout autre également!


L’idéal futuriste de Villeray s’est ainsi concrétisé au fil des discussions spontanées de la résidence où l’artiste a pu découvrir ce petit village qui se cachait derrière le quartier. Ce village de résistance et de proximité où le dessin, en tant que langage singulier, a pu révéler ces petites parcelles d’espoir citoyen d’un monde à venir.




[1] Nicolas Bourriaud, Hétérochronies. L’art contemporain entre le temps et l’histoire, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, Source viméo. En ligne. http://www.macm.org/activites/heterochronies/.



Crédit photo : Olivier Bourget

bottom of page