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L'idée du commun - Anne-Marie Ouellet



Laboratoires du commun


Depuis le début de l’été, j’ai pu observer, à travers les interventions présentées par Espace Projet, les différentes conditions d’existence de la communauté du quartier Villeray. Ma résidence d’auteur m’a ainsi emmené à révéler, ou du moins à réveiller une certaine curiosité envers les diverses formes de langage, de spontanéité, d’environnement, de collectivité et d’initiatives citoyennes qui permettent à tous et à toutes d’affirmer leur présence constituante.


La dernière résidence de la programmation « Aux alentours et en passant… » vient clore d’une manière symbolique cette programmation tentaculaire en abordant un sujet sensible à la thématique estivale : celle du commun. En fait, il ne s’agit pas tant de la formation d’un groupuscule d’individus, mais plutôt de questionner « L’idée du commun ». L’intention n’étant pas de proposer une forme d’agglomération quelconque, mais plutôt de jauger le potentiel d’élaboration d’un commun à travers une forme fragmentée et plurielle : cerner les subjectivités pour clarifier les constituants d’un monde commun.


Pour entamer cette réflexion, Anne-Marie Ouellet a investi durant tout le mois de septembre la galerie Espace Projet avec diverses propositions d’interprétation du commun. Le projet commence à l’extérieur où l’on ne peut que remarquer l’énorme graffiti sur le mur intérieur du fond et dont la couleur orange fluo transperce la vitrine de la galerie. Par sa suggestion sémantique, celui-ci donne le ton à ce qui se passe à l’intérieur : « commun commune communauté communautaire communion communication communisme ». Les multiples variables étymologiques nous questionnent d’emblée sur l’idée du commun.


À l’intérieur, trois structures participatives viennent s’ajouter à cette énumération étymologique : une table qui occupe la place centrale de la galerie et dont le dessus est agrémenté d’un réseau de ruban noir liant quatre postes de réflexion proposée par des fichettes nous interrogeant sur les formes, les implications et les effets du commun. Celles-ci seront par la suite compilées en statistiques et exposées sur trois tablettes bordant l’installation tabulaire. Enfin, de l’autre côté de la table, un carré blanc, dont le cadre est formé par le même ruban noir, suggère l’apparition progressive de l’avancement des travaux et de la recherche. Au final, le carré restera blanc, le projet ayant bifurqué dans les détours de sa conception et la monochromie de l’espace laissant présager la dispersion des vies à l’extérieur du cadre.


Ainsi, en reprenant la conception qu’en fait le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat, « L’idée du commun » s’apparenterait véritablement aux conditions et à la substance de la notion même de projet. Permettez-moi la longueur de la citation, mais il me semble ici tout à fait pertinent de vous exposer la conception de la notion de « projet » de Nicolas-Le Strat afin de non seulement comprendre son fonctionnement, mais aussi d’entrevoir des possibilités de formation d’un commun au sein même du projet de Ouellet :


« Un projet ne se développe jamais dans le droit fil des objectifs qu’il s’est fixé lors de son lancement. Il se décale progressivement par rapport à ses propres énoncés. Cet écart et cette prise de distance sont consubstantiels à son développement. Il n’avance pas de manière linéaire comme le ferait une action qui se déclinerait à partir de ses ressources de départ et qui se déplierait donc, peu à peu, en parfaite continuité avec elle-même. Il ne reste pas figé dans un horizon limité de possibilités. Au contraire, il se montre réactif et réceptif aux multiples embûches et vicissitudes qui ne manquent pas de survenir. Il démontre alors une réelle qualité écosophique en demeurant attentif à son environnement et ouvert aux nombreuses interactions auxquelles il prend nécessairement part.[1]»


Bien que l’idée même du commun, en tant que pratique sociale et politique, soit difficile à cerner, tant par ses objectifs que par son identité, Anne-Marie Ouellet pose ici les premiers piliers d’une réflexion à la fois intime et partagée qui nous appartient à tous de définir. C’est peut-être là que l’idée du commun prend forme : dans les subjectivités diverses et protéiformes qui nous rassemblent autour d’un « langage commun, de discours communs et de buts communs[2]».


La preuve tangible de cette dernière affirmation se concrétise dans la réception par l’artiste d’une lettre écrite par un citoyen ayant eu la mauvaise surprise d’un graffiti sur sa porte de garage et dont la calligraphie lui rappelait étrangement celle de l’énumération étymologique de l’exposition : « Brûler du feu commun ». Malgré la déception de ce résident (et les coûts que cette inscription fera encourir), cet exemple repousse les paramètres sensibles de l’idée du commun jusque dans les antagonistes sociaux où les déplacements, les conflits et le dissensus provoquent la réitération constante du commun à revoir ses propres objectifs au fil de ses implications variées.


Cuts make the country better

Si l’idée du commun peut sembler positive dans l’imaginaire collectif, le documentaire d’Édith Brunette et François Lemieux, présenté le 17 septembre dernier dans le cadre du projet d’Anne-Marie Ouellet, nous renvoie à l’importance de son organisation sociale et politique. Le titre du documentaire, « Cuts make the country better » reprend une affirmation tirée d’un discours du Premier ministre des Pays-Bas à la tête d’une coalition entre partis politiques de droite, Mark Rutte. Comme dans plusieurs pays riches, celui-ci s’est enligné, depuis 2010, vers des politiques d’austérité dont la communauté artistique s’est vu octroyé le rôle de figure emblématique des coupes.


Sorte de mise en garde à notre communauté artistique québécoise (et canadienne) face aux mêmes politiques de désinvestissement de l’État dans les projets sociaux, Édith Brunette et François Lemieux dressent le portrait d’un commun désemparé qui s’est peu à peu métamorphosé.


À l’automne 2014, les deux artistes sont allés à la rencontre de la communauté artistique néerlandaise afin d’en soutirer les principaux axes qui ont mené le milieu artistique à se tourner vers des méthodes de financement mercantile et entrepreneuriale, changeant par le fait même les modes, les contextes et les circonstances de production artistique. Annuler toute possibilité de solidarité afin de faire croître la nécessité marchande de l’art, semer dans l’imaginaire collectif le mirage de la futilité artistique dans la société : tels étaient les objectifs gouvernementaux.


Cette fulgurante mise en garde a fait son chemin dans le quartier Villeray, en cette soirée du 17 septembre. Présentée dans l’un des placotoires de la Place de Castelnau, les passants, interpellés par l’actualité du sujet, s’arrêtaient pour observer le désastre possible à venir. Chacun d’entre eux semblait pouvoir appliquer cette situation à la sienne, dans la disparité des occupations sectorielles qui s’y trouvaient représentées.


Si le commun semble se former par affinités, par sujets ou par principe, le large spectre des individualités subjectives tend à résoudre un état particulier du monde. Grâce à la porosité des individus qui participent au projet sociétal, il nous appartient désormais de rendre opératoire notre dissidence afin que les expérimentations de toutes formes puissent s’intégrer à nos modes de vie communs.





[1] Pascal Nicolas-Le Strat, « L’écosophie du projet », Expérimentations politiques, Montpellier, Fulenn, 2007, p. 77.


[2] Phrase tirée du film Cuts make country better d’Édith Brunette et François Lemieux à 58 minutes 52 secondes.

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